« Tombée du ciel » d’Alice Develey

Ce livre est une immersion troublante dans le journal intime d’Alice, une adolescente de 14 ans. Devenue adulte, Alice Develey revisite son passé avec une franchise et une liberté de ton rares, partageant les pensées et les mots de la jeune fille qu’elle était.

Plus qu’un simple témoignage, ce récit offre une plongée peu commun dans la psyché des personnes qui souffrent d’anorexie. Il révèle la logique interne de la maladie, la manière dont elle déforme la perception de soi et la relation à la nourriture.

La lecture de cet ouvrage est souvent ardue. En effet, elle utilise des mots crus et violents pour parler d’elle, de son corps, de la maladie mais aussi pour raconter son séjour à l'hôpital : l'internement, les traitements subis, souvent contraints et brutaux.

La logique interne de la maladie

Ce témoignage apporte une connaissance et une compréhension précieuses de l'anorexie, une maladie que l'on croit connaître, mais dont on ignore souvent la réalité profonde.

Le livre ose déconstruire les clichés et expliquer le mécanisme de la maladie de l'intérieur, notamment à travers ce passage qui bouleverse les idées reçues :

« Les anorexiques ne veulent pas qu’on leur dise :

Tu as bonne mine.

Tu as l’air en pleine forme.

Tu as l’air mieux.

Tu étais trop maigre avant, tu es plus belle comme ça.

Tu vas manger tout ça? C’est bien.

Tu n’es plus en danger vital.                                                                                                                                                                                              

Elles veulent qu’on leur dise :

Tu as perdu du poids, non?

Tu as l’air malade.

Tu as l’air fatiguée…

Tu es si maigre…

Tu vas manger que ça? Mais c’est pas assez…

Tu es en danger vital. »

Cette citation saisissante met en lumière une vérité dérangeante : pour la personne malade, les encouragements sont vécus comme des menaces. Les messages de souffrance et de maigreur sont en réalité ce que la personne atteinte d’anorexie attend, nourrissant ainsi le désir de continuer à s’autodétruire.

L'anorexie, une addiction

Le récit explore également la solitude de l'adolescente et son combat incessant entre la volonté de s'en sortir et l'emprise de la maladie. La spirale des privations est décrite avec une force brutale, tout comme l’aspect mental de la maladie.

« L’anorexique n’a aucune limite. Gober des dizaines de laxatifs, marcher des heures… Si elle peut parcourir 10 kilomètres, pourquoi pas quinze le jour suivant? Tout devient calories (…). C'est aussi ça la pensée anorexique. Penser pour éliminer. Rien ne pourrait arrêter cette stakhanoviste du milligramme, sauf peut-être son corps qui parfois s’effondre sous les coups de sa propre violence. Quand ses jambes la trahissent, la somnambule rouvre soudain les yeux (…) Elle se demande comment elle a fait pour en arriver là (…). Et elle se dit demain j’arrête. Mais l'anorexie est une drogue. Elle a pris goût à son massacre... »

Ce passage terrible révèle l'aspect double de la maladie : à la fois une quête de contrôle et une perte totale de celui-ci. Il illustre le cycle infernal de la prise de conscience suivie de la rechute, montrant à quel point l'anorexie peut devenir une addiction.

La quête du vide

Alice Develey met en lumière un phénomène psychologique fondamental de l'anorexie, le différenciant de la boulimie :

« (L'anorexique…) prendra un temps monstre à finir son assiette. Une heure, deux heures, trois heures… l’anorexique deviendra sa fourchette. Elle ne pensera à rien d’autre. Son esprit sera pleinement vide. Et alors, totalement absente au monde, elle sera heureuse. C'est la différence fondamentale entre l'anorexique et la boulimique: l'anorexique ne s'ennuie jamais, la boulimique ne fait que ça. »

Cette description, d'une précision glaçante, dévoile que l'anorexie est aussi un refuge mental. Le processus obsessionnel du repas, qui s'étire sur des heures, devient un moyen d'atteindre un état de vide, une sorte de transe qui apporte un bonheur destructeur. Ce n'est pas seulement une quête de minceur, mais une tentative d'échapper à l'ennui et aux pensées envahissantes, en se réfugiant dans le contrôle absolu de l'acte de manger.

Une critique de la société

Le récit dépasse enfin la seule expérience personnelle pour s'interroger sur les origines de cette souffrance, en pointant du doigt la pression sociale. Le passage sur le corps féminin est une critique cinglante :

« Dès leur plus jeune âge, on fait bouffer aux petites filles des brocolis plutôt que des nuggets ou des frites, non pas pour leur santé mais parce qu’une fille se doit d’être mince. Un gâteau est toujours accompagné des mots « attention », « pas trop », « une petite part alors ». Comme s’il fallait se justifier ou s’excuser. « Faudra courir après », « J’avais vraiment trop faim », « J’ai craqué » (…) Le corps féminin grandit dans l'empêchement. Il faut se restreindre. Être dans la bonne mesure, le bon poids (…) Tout ça ce n’est pas moi qui le dit mais le regard des gens. Suffit de voir comment on culpabilise un gros qui bouffe une pâtisserie en public. »

Alice Develey démontre que la maladie est aussi le symptôme d'une pression collective. Elle interroge la place de la femme, soumise à l'injonction permanente de se "restreindre", montrant ainsi que la quête de maigreur est un phénomène social et non une simple déviance individuelle.

Ce témoignage apporte une connaissance et une compréhension précieuses de cette maladie faussement bien connue qu'est l'anorexie, et c'est une œuvre importante pour quiconque souhaite comprendre les mécanismes de cette souffrance, au-delà des apparences.

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